Bénédicte Chéron, historienne et maître de conférence à l’Institut catholique de Paris ©Philippine Gautier/ECPAD/Défense

Quels souvenirs avez-vous de Jacques Perrin que vous aviez rencontré lors de votre thèse consacrée au réalisateur Pierre Schoendoerffer et à son œuvre ?

Jacques Perrin avait le souci d’essayer de transmettre ce qui avait été vécu lors des tournages des films de Pierre Schoendoerffer auxquels il avait participé. C’était touchant et édifiant car sa carrière, dans les années 2000, avait déjà apporté toute la preuve de son talent immense de comédien, de réalisateur et de producteur.
Malgré tout, il prenait le temps de raconter et, à relire le long entretien réalisé en 2006, il est frappant de voir à quel point il s’effaçait dans ce récit, parlant beaucoup des autres et assez peu de lui-même. Il réalisait lui-même son film Océans au moment de cette rencontre. Il a expliqué pourquoi il prenait du temps pour cet échange, un matin très tôt, malgré son emploi du temps chargé : « Quand vous m’avez appelé, […] quand on m’a dit : ”C’est pour témoigner un peu de Pierre”, j’ai dit oui, sans savoir très bien ce que j’allais dire, mais c’est trop important. […] C’est beau la qualité des gens que l’on aime profondément, et je ne veux pas que l’on parle mal de lui. » (Entretien du 12 mai 2006). Il évoquait surtout, en premier lieu, le talent créateur de Pierre Schoendoerffer, ces « sentiments », selon ses propres mots, qui ont donné naissance à une œuvre. Jacques Perrin aurait pu se mettre en avant car les personnages qu’il incarne dans plusieurs films de Pierre Schoendoerffer sont constitutifs de ces images. Le visage de Jacques Perrin est emblématique de cette œuvre. Mais il ne se donnait pas le beau rôle et parlait beaucoup des autres. L’humilité caractérisait tout son propos. 

En quoi La 317e section a-t-elle été pour lui une expérience fondatrice ? Comment Pierre Schoendoerffer lui a-t-il permis de lancer sa carrière ?

Ce tournage qui a lieu en 1964, pendant six semaines, explique beaucoup de l’histoire qui suit et de ces liens personnels dont parlait Jacques Perrin. Il évoquait ce tournage comme un rite initiatique vécu avec une équipe dont les liens, pour partie, avaient été forgés dans l’épreuve de la guerre. C’était particulièrement le cas pour Pierre Schoendoerffer et Raoul Coutard qui avaient tous deux cette expérience des combats dans le sud-est asiatique.

À ce moment-là, personne ne comprend vraiment pourquoi un réalisateur veut se lancer dans cette aventure du récit de la guerre d’Indochine alors que la guerre d’Algérie vient tout juste de se terminer avec son lot de blessures et de douleurs. Jacques Perrin pourtant tient à ce rôle ; il perd du poids pour mieux correspondre au rôle du jeune lieutenant Torrens. Il part avec ces hommes plus âgés et aguerris que lui et, à aucun moment, ne se sent mis à l’écart ni considéré comme le jeune acteur peu au fait de la guerre qu’il est pourtant. Le tournage est hors norme parce que le producteur, Georges de Beauregard, lui consacre des moyens limités mais surtout parce qu’il se déroule au fin fond de la jungle cambodgienne, au Mondolkiri. Pierre Schoendoerffer veut tourner toutes les scènes dans l’ordre du scénario et la déchéance physique des personnages à l’écran est celle de l’équipe dans son entier qui souffre des conditions éprouvantes dans laquelle elle évolue. Ce n’est pas la guerre, même si pendant même le tournage les armes parlent non loin de là, côté vietnamien, mais les conditions sont réunies pour que, dans l’isolement de la jungle du Cambodge, cette petite bande voit naître en son sein des liens hors du commun. Jacques Perrin n’a pas 25 ans. Il vit pendant ces quelques semaines une expérience fondatrice. 

Jacques Perrin était un véritable compagnon de route des armées et de l’ECPAD, et une figure qui, en tant qu’acteur, a fait rêver des générations d’officiers : comment s’est finalement développé le lien fort qu’il entretenait avec l’armée et l’ECPAD ?

La 317e section est un moment fondateur mais ne peut être isolée des autres occasions que Jacques Perrin a eues de travailler avec les armées et sur la chose militaire. Il incarne notamment Willsdorff dans Le Crabe-Tambour (1977) de Pierre Schoendoerffer. Ce film le lie à la Marine nationale, impliquée dans ce tournage notamment par la mise à disposition du Jauréguiberry, l’un de ses bâtiments.

Il est revenu souvent au fort d’Ivry et prenait visiblement plaisir à fréquenter ce milieu particulier qui mêle le tragique de la guerre, l’image et la mémoire. Ses liens avec les armées n’ont jamais été rompus. Il n’y plaçait aucune idéologie. Au sujet du tournage de La 317e section, il considérait que la question de Schoendoerffer résidait dans ces mots : « Qu’est-ce que c’est qu’un homme, qu’est-ce que c’est qu’un homme pris dans la tourmente de l’histoire ? » Jacques Perrin se retrouvait dans cette interrogation lorsqu’il disait lui-même : « C’était l’expérience d’un terrain où l’on se mettait à l’épreuve, et puis on voyait. Et puis allez, on existait… [On voyait] si on était capable d’aller jusqu’au bout de quelque chose qui est hors du commun. » Avant de mourir, Jacques Perrin aura eu parmi ses derniers projets la production (et la participation à l’écriture du scénario) du film Les Derniers hommes, de David Oelhoffen, qui raconte le destin de légionnaires dans l’Indochine en proie aux assauts de l’armée japonaise en 1945. Adapté du roman Les Chiens jaunes, d’Alain Gandy, ce film a constitué pour Jacques Perrin une dernière occasion de croiser les chemins de la guerre et des militaires français.

L’abondance des manifestations publiques d’admiration et des hommages de la part des milieux militaires témoigne de la force de son incarnation dans les rôles qui lui avaient été confiés. Pour beaucoup, Jacques Perrin ne jouait pas, il était le jeune lieutenant d’Indochine oublié de tous dans La 317e section ou le marin éprouvé par la tragédie algérienne dans Le Crabe-Tambour. Par ces incarnations successives, il a offert une forme de reconnaissance à ceux qui, à tort ou à raison, se sentent incompris ou méconnus de leurs concitoyens.


Légende photo : 15 novembre 1977 – Paris
Présentation officielle du film Le Crabe Tambour, avec de droite à gauche : Jean Rochefort, Pierre Schoendoerffer, Jacques Perrin et Raoul Coutard.
© Philippe Arbus/ECPAD/Défense Réf. : F 77-568 L25