1/ Vous avez été membre de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994), couramment appelée Commission Duclert. Pouvez-vous nous expliquer son origine et ses missions ?

Après la mission sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse, présidée par le professeur Vincent Duclert, le président de la République, Emmanuel Macron, a transmis à celui-ci une lettre de mission (5 avril 2019) le chargeant de constituer une commission chargée de mettre en lumière l’engagement de la France au Rwanda pendant le génocide et la période pré-génocidaire, de 1990 à 1994, à partir de l’étude des archives françaises. Une étude critique – c’est-à-dire scientifique, menée par des chercheurs, historiens et juristes –, devait permettre la rédaction d’un rapport circonstancié, à remettre dans un délai de deux ans. Ce qui a été fait par une équipe de treize personnes réparties dans les différents centres de recherches. Couvertes par le secret Défense, les notes et analyses de chacun étaient centralisées dans des ordinateurs sécurisés. La complémentarité des recherches, les échanges en réunions plénières – en « distanciel » du fait de la pandémie de Covid-19 (qui a contraint à la fermeture des centres d’archives) –, ont permis d’élaborer en commun un plan, de rédiger le rapport, véritable travail collectif, de discuter de la conclusion, fruit de débats approfondis et rigoureux, avec la conscience de l’avancée que devait offrir la portée de ce travail. Les deux années de travail, mené en toute indépendance, ont été marquées par une confiance mutuelle et un engagement de tous les instants.

2/ En quoi a consisté votre travail d’analyse des archives, en particulier à l’ECPAD ?

Grâce au travail de repérage, massif et rigoureux, des archivistes des différents centres concernés et à des recherches supplémentaires selon nos demandes, la Commission a eu accès à l’ensemble des archives issues de la Présidence de la République et du gouvernement aux Archives nationales, celles du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et du ministère de la Coopération aux Archives diplomatiques de la Courneuve, celles du ministère des Armées, au Service historique de la Défense à Vincennes.. Elle a pu consulter aussi les fiches de renseignement de la DGSE qui ont été déclassifiées à son intention. La plupart de ces archives étant classifiées, le président de la République a permis à la commission de bénéficier d’une procédure d’habilitation, à titre personnel et confidentiel. Seule l’Assemblée nationale ne nous a pas donné accès aux archives de la Mission d’information parlementaire sur le Rwanda.

Pour compléter ces sources écrites, à la demande du président de la Commission de recherche, Vincent Duclert, l’ECPAD a mis à sa disposition l’ensemble des photos et des rushes des opérations Noroît, Amaryllis et Turquoise[1]. Il se trouve que ces archives audiovisuelles ne sont pas soumises à dérogation et les membres de la Commission ont pu visualiser tout ce qui était disponible. Les décryptages complets des rushes qui ont pu être faits dans des conditions matérielles excellentes, ont éclairé et complété des archives écrites et ont été utilisés dans la rédaction du rapport. Les rushes de l’ECPA, dont certains ont été utilisés par des chercheurs et des journalistes, sont pour la première fois intégralement exploités et utilisés ; le public a pu, ainsi, en découvrir la richesse.

            Enfin, la Commission Duclert a obtenu que les documents cités dans le rapport soient déclassifiés pour ceux qui étaient classifiés et bénéficient d’une diffusion grâce à une dérogation générale[2] ; l’ouverture massive des archives publiques qu’elle a utilisées, par le biais de déclassification des documents classifiés et de diffusion des documents non communicables, permettent au public de s’y reporter sans avoir, désormais, à solliciter de dérogations.

3/ Quels documents de l’ECPAD vous ont le plus intéressée, le plus marquée ?

Ces documents de l’ECPAD ont été très utiles et marquants, tout particulièrement les rushes. En effet, les séquences filmées des opérations, les échanges, les interviews, les images des paysages, des foules en chemin, les morts le long des routes, etc., sont particulièrement saisissants. Au plus près de l’événement, ils révèlent une vérité, sans doute incomplète du fait des choix faits par l’opérateur, et parfois orientés dans la mesure où les interviews préparés ont été parfois l’objet de reprises pour donner un exemple. Au demeurant, ces « soldats de l’image » transmettent à la fois une réalité du terrain et du génocide, et de leur travail à proprement parler, effectué dans des conditions difficiles sur le plan humain, émotionnel et technique. Les rushes de l’évacuation sanitaire de Bisesero en donnent un exemple : l’opération se déroule de nuit, sans viseur de caméra et sans lumière.

Du côté des Tutsi, la séquence la plus impressionnante est celle du sauvetage de Bisesero, dans la nuit du 30 juin 1994. L’évacuation sanitaire des rescapés a été opérée dans la nuit par hélicoptères. La précision, l’efficacité, l’identification des blessures, les premiers soins et l’attention portée par les militaires, personnel médical ou non, sont très impressionnants. Ce que rendent les films et que ne donnent pas les clichés, ce sont les propos tenus, et plus encore le silence très lourd des Tutsi pendant cette opération. Malgré leurs blessures, les victimes ne parlent pas, ne pleurent pas, sans doute trop traumatisées par ce qu’elles ont vécu dans les collines pendant plusieurs semaines. État d’hébétude, d’épuisement, confiance de savoir qu’elles vont enfin être sauvées ? Ce silence dans « la nuit de Bisesero »[3] bouleverse et pèse sur les consciences, il permet de se confronter quelque peu au drame enduré, à l’horreur, à la réalité du génocide. Ces archives audiovisuelles, sans commentaires, donnent une mesure du drame en cours.

D’autres rushes portent un éclairage sur l’armée française et la difficulté de la mission. Un exemple marquant est celui de la visite du chef d’état-major des armées, l’amiral Lanxade, dans la zone humanitaire sûre (ZHS), les 27 et 28 juillet 1994. Un briefing est organisé en présence de l’opérateur, entre l’amiral et les officiers commandants de secteurs ; ils exposent sans fard la difficulté de leur tâche qui dépasse leur mission, au risque d’être accusés de néocolonialisme[4]. Le regard attentif et préoccupé de l’amiral suggère à la fois une tension entre les interlocuteurs et un décalage entre les propos des officiers et les généralités dans lesquelles entend se cantonner le chef d’état-major des armées, trop éloigné du terrain et tenu par la politique élyséenne. Aucune note ne décrit aussi clairement l’atmosphère lourde tout en étant confiante, dans un contexte difficile.


[1] L’ensemble est composé de 8 500 photos et de 50 heures de rushes.

[2] La diffusion des documents bénéficiant d’une dérogation générale et issus des différents centres d’archives est facilitée par les fac-similés déposés aux Archives nationales, 7 avril 2021.

[3] La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), Rapport au président de la République de la Commission de recherche, Armand Colin, 2021, 1227 p., p. 529. Ce rapport ainsi qu’un Exposé méthodologique de la Commission de recherche et un État des sources dans les fonds d’archives français sont consultables sur le site vie-publique.fr.

[4] Ce qu’expose le colonel Sartre notamment, ibid., p. 581-582.

Kibuye, Rwanda, 28 juin 1994.
Les soldats du 1er régiment de parachutistes d’infanterie de marine (RPIMa) évacuent un orphelinat de Kibuye.
Réf. : 01 94 196 21 17 © Claude Savriacouty/ECPAD
Environs de Goma (Zaïre, actuelle RDC), début juillet 1994.
Entre le 7 et le 14 juillet, les routes sont saturées de réfugiés qui fuient le Rwanda.
Réf. : 01 94 196 99 03 bis © Claude Savriacouty/ECPAD
Alentours de Kirambo, Rwanda, 27 juin 1994
Equipe de tournage de l’ECPA (Etablissement cinématographique et photographique des Armées) en action au milieu d’enfants.
Réf.: 01 94 196 14 15 © Claude Savriacouty/ECPAD/Défense