Le sergent Julien est dans un avion de transport tactique C130 de l’escadron Poitou. Il a décollé quelques heures auparavant de la base aérienne française d’Abou Dabi et doit atterrir à l’aube du 20 août à Kaboul pour une mission exaltante. La veille, alors qu’il profitait de permissions en Bretagne avec sa famille, il a été désigné pour renforcer le dispositif de communication de l’état-major des armées dans le cadre de l’opération APAGAN. Affecté cet été à la section vidéo de l’ECPAD, Julien s’apprête à vivre sa première mission dans ses nouvelles fonctions. Il ne part pas seul mais au sein d’une équipe composée du sergent-chef Thomas, photographe, et du lieutenant Thibaut, chef d’équipe. C’est à ce dernier qu’il adresse ces mots en hurlant, pour couvrir le vrombissement des moteurs.

À peine arrivés à l’aéroport international Hamid Karzai, les trois soldats de l’image commencent à produire des images inédites. Dans l’avion qui les a menés en Afghanistan embarquent aussitôt des ressortissants et Afghans évacués suite à la prise de Kaboul par les talibans, le 15 août dernier. Alors qu’ils pourraient être frappés par l’extraordinaire et incessant ballet des aéronefs d’armées diverses, Thomas et Julien sont concentrés sur leur mission, les yeux rivés à leurs viseurs. L’équipe rejoint ensuite le centre de regroupement et d’évacuation des ressortissants (CRER) où se trouve également le poste de commandement tactique français. Pendant que le chef d’équipe se présente aux différents protagonistes, les deux opérateurs commencent à traiter leurs images. Julien prépare une première bande d’éléments. Cet exercice de synthèse consiste à sélectionner les séquences les plus intéressantes pour les adresser à Paris où l’état-major des armées sera en mesure de les exploiter. Le travail du jeune cadreur est interrompu par le chef d’équipe qui a obtenu la possibilité d’aller à la porte nord de l’aéroport avec un groupe des forces spéciales. Les trois soldats de l’image enfilent leurs protections balistiques, saisissent armement et matériel audiovisuel et suivent un chef de groupe des commandos parachutistes de l’Air. Sur le chemin, le chaos est saisissant. Le sol est jonché de déchets, le brouhaha grandit à mesure qu’on approche de la porte, des odeurs fétides irritent les narines et la misère est prégnante. Très régulièrement, des tirs se font entendre, suivis de réactions de la foule. « Ce sont les Américains et les talibans qui tirent en l’air pour calmer l’attroupement » précise le chef de groupe. Le ton est donné. En arrivant à la porte de l’aéroport, l’équipe image découvre une situation particulièrement tendue. Julien hisse sa caméra à l’épaule et enregistre.

© Thibaut CUIGNET/ECPAD/DEFENSE

De retour au CRER après une heure de reportage, Julien traite les vidéos qu’il vient de produire. Bizarrement, ça n’est qu’à travers ses images qu’il réalise l’intensité de la scène qu’il avait sous les yeux. Tout y est : les coups de feu, les talibans qui frappent des candidats à l’exil, la cohue, l’énervement général, la détresse des ressortissants et des Afghans, les pleurs des enfants, le professionnalisme des soldats, l’extraordinaire entropie qui règne sur place… Ces premières heures à Kaboul auront été parmi les plus intenses pour Julien et ses camarades. Puis, pendant les jours qui suivent, ils découvrent la logistique remarquable qui permet d’évacuer près de 3 000 personnes par un pont aérien entre l’Afghanistan et Abou Dabi. Au rythme effréné de trois évacuations par jour, les reportages s’enchaînent dans l’ambiance plus calme et sereine du CRER. Les opérateurs filment et photographient toutes les étapes du parcours d’évacuation : l’arrivée en zone vie française, la fouille, l’accueil, les formalités administratives, l’escorte jusqu’au tarmac, l’embarquement et le décollage. Une séquence manque cependant à Thomas et Julien. Pour compléter le parcours, il faut en effet prendre des images de l’entrée d’une famille sur l’aéroport. Cette mission sensible est confiée aux forces spéciales.

Les trois soldats de l’image arrivent à capter ces moments le 24 août, à Abbey Gate, la porte sud de la base.

Arrivés sur place en fin de journée, les opérateurs et leur chef d’équipe se hissent sur le toit d’un local technique qui leur offre un point de vue sur une situation radicalement différente de celle de la porte nord. À l’extérieur de l’enceinte, le long des grillages, une fosse en béton de plus de deux mètres de profondeur sépare les soldats de la foule sur plusieurs dizaines de mètres. Malgré la faible luminosité, Julien filme deux commandos français chargés d’identifier, parmi les personnes qui leur font face, une famille de quatre Afghans figurant sur les listes de personnes ayant des liens avec la France. La densité humaine de l’autre côté de la fosse rend l’exercice particulièrement difficile. Disposant cette fois-ci d’un numéro de téléphone, les commandos appellent leurs « cibles » et allument un Cyalume vert pour être facilement repérables. La famille se présente alors en face des soldats français, puis descend dans la fosse. Dans son viseur, Julien immortalise cette scène bouleversante et symbolique des soldats français sauvant à bout de bras une famille afghane en l’extrayant d’un trou immonde. Enthousiasmés par leurs images exceptionnelles, les trois camarades ignorent encore qu’ils se trouvent sur les lieux mêmes de l’attentat qui, 48 heures plus tard, tuera 180 personnes dont 13 soldats américains.

La fin de leur séjour à Kaboul aura été aussi intense que leur arrivée. Dans les minutes qui suivent l’attentat du 26 août, les alarmes de l’aéroport retentissent en annonçant « ground attack » et « shooter in place », c’est-à-dire une attaque terrestre et l’intrusion de tireurs ennemis dans l’enceinte aéroportuaire. Alors que le chef de section du 5e régiment de cuirassiers  met en œuvre un plan de défense, Julien ne manque rien de cette séquence, suivant tantôt l’adjudant, tantôt les soldats postés en surveillance. Une fois la menace écartée, les militaires français procèdent aux dernières évacuations de ressortissants et de l’ambassadeur de France. Avant de quitter à leur tour l’aéroport international de Kaboul, les trois soldats de l’image et leurs camarades français passent une heure dans un abri en béton alors qu’une menace de véhicule piégé est forte et imminente. Enfin, après avoir démonté toutes les installations du poste de commandement, c’est le 27 août en milieu d’après-midi que Julien et ses camarades embarquent dans un A400M pour Abou Dabi, s’autorisant enfin à dormir profondément après une semaine de sommeil sommaire. Comme il s’y attendait, le jeune cadreur a réalisé des images historiques.

© Thibaut CUIGNET/ECPAD/DEFENSE

Pendant sept jours, il s’est appliqué à offrir une postérité audiovisuelle à la mission des militaires français, mais également à témoigner de la situation sur place. Comme ses camarades, Julien se souviendra certainement longtemps de cette mission exceptionnelle. Pour lui, elle aura en plus à jamais la saveur de la première mission en tant qu’opérateur vidéo.